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Patrimoine et conflits de lois

Par Marie Goré Professeur à l’Université Paris Panthéon-Assas Directrice de l’Institut de droit comparé

Le droit des conflits de lois ne consacre pas une catégorie de rattachement propre à la notion de patrimoine. L’universalité du patrimoine se prolonge certes par l’unicité de loi applicable, mais ce principe de solution est assorti d’exceptions importantes.

Rien de plus classique que l’intitulé même de cette contribution par son association du patrimoine – au singulier – et des conflits de lois – au pluriel. Ne traite-t-on pas également du mariage et des conflits de lois, de la capacité et des conflits de lois ? Pourtant l’on pressent d’emblée que l’articulation du patrimoine et des conflits de lois n’est pas de même nature que les illustrations précédemment données, lesquelles pourraient être multipliées. C’est au demeurant ce que suggère dans un premier temps la consultation des ouvrages français de droit international privé. Les occurrences du patrimoine sont pour le moins limitées. Une première vue rapide, non exhaustive, permet de s’en rendre compte. Les verbis Patrimoine et Universalité sont absents des index. Le silence des grands arrêts de droit international privé est également révélateur même si les commentaires analysent les difficultés soulevées par le respect de l’universalité du patrimoine en droit international (1). On notera toutefois une exception dans le traité d’Henri Batiffol (2) où le verbo Patrimoine apparaît. À la vérité, seules sont privilégiées dans les index des institutions particulières construites sur l’idée de patrimoine telles que la fiducie ou le trust.

De cette première observation, on ne saurait déduire une totale indifférence de la doctrine de droit international privé pour le patrimoine en tant que tel. Loin de là. Certains (3) y consacrent nommément un chapitre englobant les faillites et les nationalisations ; d’autres analysent dans un chapitre dédié aux universalités la fiducie et le trust (4). D’autres enfin (5) distinguent le patrimoine des couples et le patrimoine du défunt, ou n’évoquent la question qu’à travers les groupements (6). Là encore, ce sont ses applications plurielles et non le patrimoine qu’embrasse le droit des conflits de lois. Le passage, ici du singulier au pluriel (7), est révélateur du contraste entre le droit international privé et le droit interne.

En effet, force est d’observer la persistance de la notion de patrimoine en droit civil français (8). « La théorie est séduisante en ce qu’elle établit un lien entre la personne et le patrimoine, entre l’être et l’avoir. Elle satisfait ainsi à un impératif moral : lorsqu’une personne contracte des dettes, il est normal qu’elle doive les payer. De ce point de vue, la corrélation de l’actif et du passif évitera qu’une personne puisse se soustraire à ses engagements au moyen d’artifices juridiques. Elle répond aussi à un impératif économique : “plus le patrimoine renferme de biens, plus les créanciers ont de chances d’être payés et plus le débiteur a de crédit” (9). Certes, on ne saurait négliger que la “stabilité” et la “simplicité” sont en réalité trompeuses » (10). De fait, la théorie a été discutée et le mot a des sens multiples selon l’adjectif qui y est adjoint, et les patrimoines sont séparés en fonction des activités de chacun (11). Malgré ces attaques, la théorie d’Aubry et Rau demeure la règle vivante, quotidiennement appliquée par les banquiers prêteurs d’argent : « tous les biens présents et futurs répondent de toutes les dettes présentes et futures de leur propriétaire » (12). Et la proposition de réforme du droit des biens entend désormais inclure dans le code civil une définition du patrimoine à l’article 519 (13).

Les conflits de lois font-ils une place à la notion de patrimoine ? Sa prise en compte en droit international privé dans sa globalité, au sens d’un actif qui répond de l’intégralité du passif, est certainement délicate, eu égard aux difficultés de preuve de la consistance du patrimoine, du cloisonnement des ordres juridiques, et de la coordination des intérêts particuliers des créanciers. On ne s’étonnera donc pas que le droit ne consacre pas de catégorie de rattachement « patrimoine » (I) et que si l’universalité du patrimoine se prolonge dans l’unicité de la loi applicable, les inéluctables tempéraments à la règle écartent l’idée d’une loi du patrimoine (II).

I – L’absence de catégorie de rattachement « patrimoine »

La règle de conflit usant de concepts très compréhensifs, on a pu, un temps, souligner l’affinité naturelle qui rapproche la catégorie, l’hypothèse de la règle de conflit et la notion de patrimoine, toutes deux présentant un caractère synthétique. La règle de conflit est ainsi, par le caractère synthétique de ses catégories, la plus à même de préserver la cohérence du patrimoine (14). Pour autant, le droit international privé ne retient pas le patrimoine comme une catégorie de rattachement. Et comme cela a été souligné, les ouvrages qui y font référence ne traitent pas de l’intégralité des questions qui se rapportent au droit du patrimoine (15). Comment l’expliquer ?

Sans doute faut-il relever d’emblée que la notion est une construction de la doctrine française du XIXe siècle. Si l’on évoque aisément les concepts et les notions dont use la règle de conflit, on doit aussi rappeler que les catégories du droit international privé sont construites sur les catégories du droit interne, sont définies par des institutions juridiques, ce que le patrimoine n’est pas en tant que tel. Le caractère très conceptuel du patrimoine s’accorde malaisément avec l’objet à qualifier dont on sait qu’il s’agit de la question de droit substantiel formée par la prétention du demandeur et par les faits qu’il invoque (16).

Dans le prolongement, force est de relever que « la prise en considération du patrimoine comme objet propre des opérations ou procédures suscitant un conflit de lois est réduite à quelques situations typiques » (17) : celles où le patrimoine se concrétise à un moment donné et où ses effets sont légalement organisés. Comme cela a été très justement relevé, « la constatation du décès ou de la cessation des paiements provoque une modification du statut du patrimoine, qui abandonne le stade de garantie virtuelle pour intéresser directement les personnes revendiquant un droit à son égard, en faisant apparaître de manière concrète et simultanée l’ensemble de l’actif et du passif » (18). Ce sont effectivement les hypothèses où soit la transmission du patrimoine, soit la répartition du produit de l’actif entre les différents créanciers, soit les deux concomitamment appellent une réponse en tant que telle, l’universalité de droit primant en ce cas les biens qui la composent (19).

L’absence de catégorie de rattachement « patrimoine » n’interdit pas de tenter d’identifier une loi unique applicable à l’universalité. Par exemple, « le besoin commun d’unité organique » du trust, de la fiducie et de la fondation « conduit à rechercher le rattachement le plus conforme à leur finalité » (20). De même, c’est dans la perspective d’« une gestion patrimoniale courante du citoyen mobile, ayant vocation à être réglée de préférence de son vivant » (21) que s’inscrit le rattachement unitaire retenu par le règlement Successions. De son côté, le règlement Insolvabilité pose le principe de la vocation de la lex concursus à régir l’intégralité de la procédure, la convergence des compétences juridictionnelle et législative étant également privilégiée. Précisément, le facteur de rattachement approprié pour rendre compte du patrimoine est, à l’instar de ce qu’il en est en matière de compétence juridictionnelle, le centre de gravité de l’universalité, « objectivement déterminé en fonction du centre de gravité prépondérant de la masse des biens concernés ou, à défaut d’une telle localisation, la loi de l’établissement du titulaire de l’universalité en cause » (22). Ce centre de gravité, aujourd’hui caractérisé par la résidence habituelle du défunt dans le règlement Successions, succède pour le droit français à la loi du domicile, expression la plus juste de la loi du patrimoine, initialement retenue en matière de succession mobilière. De fait, le domicile est le point d’ancrage entre la personne et les biens, parce que le « patrimoine est tissé de personne et de biens » (23). Aussi peut-on souligner que l’universalité se prolonge dans l’unicité de la loi applicable, à l’instar de l’unité juridictionnelle, et en ce sens on peut parler de loi du patrimoine concerné. Mais on ne saurait considérer que toute question relative au patrimoine appelle une même qualification.

II – L’absence d’une véritable unicité de la loi applicable

Au préalable, il n’est pas inutile de rappeler que l’existence d’un droit de gage général des créanciers sur l’ensemble des biens de son débiteur, caractéristique de la notion de patrimoine, est une règle universelle au point que pour certains, cela dispense même de s’interroger sur la loi applicable (24). Pour autant, ce n’est pas la loi du patrimoine qui régit le droit de gage mais la loi de la créance protégée (25). La mise en œuvre du droit de gage général exigera une procédure, une appréhension très concrète des biens du débiteur. La loi applicable est alors « la loi du lieu où ces biens sont, d’une manière ou d’une autre, appréhendés » (26).

L’unicité de la loi applicable posée en principe doit aussi céder devant la réalité concrète. Il convient en effet de respecter les intérêts spécifiquement protégés par les ordres juridiques dans lesquels sont localisés certains biens, s’assurer de l’effectivité de la mise en œuvre de la règle applicable, tenir compte du pouvoir de fait sur les biens par définition situés en plusieurs lieux, garantir enfin les droits des créanciers. Ainsi, l’unité de loi applicable pour régir l’ensemble de la succession, de l’ouverture de la succession au partage, et pour tous les biens, peu importe leur nature ou leur lieu de situation, connaît des limites importantes : un rattachement distinct et anticipé pour garantir la validité de certains actes d’anticipation successorale, une règle alternative (art. 28) en matière de forme de l’option à l’instar du for alternatif de l’article 13, une inévitable concurrence entre la loi successorale et la loi du for sur le plan des pouvoirs (art. 29), enfin les tempéraments liés à la nécessaire prise en compte de la loi du lieu de situation des biens (art. 30 et 31). On ajoutera du côté français une limite résultant de la mise en œuvre du droit de prélèvement compensatoire qui rétablit la compétence de la loi française alors que par définition, la loi successorale est autre. En matière d’insolvabilité, il suffirait de citer l’article 8 du règlement nº 2015/848 qui réserve le droit réel « d’un créancier ou d’un tiers sur des biens corporels ou incorporels, meubles ou immeubles, à la fois des biens déterminés et des ensembles de biens indéterminés dont la composition est sujette à modification, appartenant au débiteur et qui sont situés, au moment de l’ouverture de la procédure, sur le territoire d’un autre État membre ». L’importance de la dérogation apportée à la loi de la faillite, lex concursus, ne saurait être minimisée.

En réalité, si le patrimoine ne trouve pas parfaitement son prolongement dans les conflits de lois, c’est qu’il faut appréhender le phénomène dans sa globalité : le conflit de lois ne se pose en réalité qu’étroitement associé au conflit de juridictions. ■

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