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Prendre du recul face à l’IA et la pratique du droit

Par Ondine Delaunay

La première édition du Forum des Éclaireurs du droit, organisée par l’éditeur juridique Lamy Liaisons, avait lieu lundi 22 avril. Une après-midi de conférences sur l’IA et la pratique du droit, visant à prendre du recul sur la métamorphose en cours, avec une approche différente de ce qui s’organise traditionnellement sur la place. Un moment stimulant intellectuellement.

L

e programme de cette après-midi était pour le moins alléchant. D’abord par la qualité des speakers invités : Raphaël Enthoven, professeur de philosophie et auteur, Bruno Patino, président d’Arte France, Raphaël Doan, essayiste ou encore Olivier Babeau, économiste et président de l’Institut Sapiens, sans oublier Jean-Philippe Gille, président de l’AFJE, Julie Couturier, présidente du CNB, ou encore Pierre Tarrade, premier vice-président de la Chambre des notaires de Paris. Des techniciens du droit entourés de grands penseurs, l’alchimie ne pouvait qu’être réussie. Elle était en tout cas inédite s’agissant de numérique, car si le secteur du droit, très traditionnel, pensait être à l’abri des nouvelles technologies, avec l’arrivée de l’intelligence artificielle tout a changé.

Les quelques mots d’introduction de Guillaume Deroubaix, président de Lamy Liaisons et CEO de Karnov Group region South, ont été l’occasion d’expliquer que ce forum des Éclaireurs du droit a vocation à proposer, à la fois, un pas de côté et une prise de recul. « Nous avons la conviction que les juristes ne pourront résoudre seuls les nouveaux défis qui s’offrent à eux, a-t-il lancé. Nous croyons donc à une approche pluridisciplinaire. Ce qui est somme toute logique, l’IA elle-même constituant un champ de recherche fondamentalement pluridisciplinaire. » Alors que les promesses de productivité grâce à l’IA sont nombreuses, les speakers étaient invités à aborder cette métamorphose autour de trois principes : la sagesse, l’audace et la tempérance.

Raphaël Enthoven a d’abord pris la parole, reconnaissant que l’IA est « omniprésente et irréversible ». Mais comme il l’a démontré dans son ouvrage distribué lors de l’événement1, « l’exercice qui consiste à réfléchir est durablement immunisé contre les méfaits (ou les bénéfices) de l’IA ». Devant un auditoire attentif, il a expliqué : « La machine demeure incapable de synthétiser la matière humaine. Est-ce définitif ? Oui car ce qui nous sépare de la machine ce n’est pas notre complexité mais notre simplicité. La machine n’est jamais surprise par ce qu’elle n’a pas encore vu. » Sarah Lelouche, présidente de techCannes, a appelé les praticiens à être des pionniers : « Il ne faut pas lutter contre l’IA ou les nouvelles technologies qui ne remplaceront pas l’humain, mais le feront avancer. » Reste un préalable indispensable : l’apprentissage. « L’avenir appartient à ceux qui seront formés à ces outils », a-t-elle lancé.

L’indispensable formation

C’est sur le point de l’éducation que l’ensemble de ces acteurs se sont longuement étendus. « Pour ne pas que l’IA reste une technologie assimilée à de la magie, les professionnels du droit doivent être formés », a insisté Jean-Philippe Gille, parlant au nom des juristes d’entreprise. Sur ce sujet en tout cas, l’ensemble des professions juridiques parlent d’une même voix. Le notaire Pierre Tarrade a même averti : « Le développement de cet outil posera des sujets éthiques dans la mesure où les professionnels du droit ne maîtriseront pas la technologie. » Et d’annoncer l’organisation imminente de deux formations des notaires par des ingénieurs, à l’université de Saclay et à la Sorbonne, pour « ouvrir le capot, comprendre pourquoi l’IA n’est justement pas de la magie ». Stéphane Baller, avocat, a de son côté rappelé que l’université Paris 2 avait créé, il y a déjà huit ans, un diplôme universitaire consacré à la transformation numérique du droit et aux legaltech. « La fac bouge à sa vitesse », a-t-il concédé. Mais le temps presse, selon Pascal Alix, avocat et doctorant à l’université Paris 1, car « la manière dont on architecture la machine n’a rien de neutre. Il ne faut pas oublier les biais liés à l’entraînement initial, par les programmateurs ». Si l’IA est programmée pour être le plus objective possible dans ses réponses, il n’en demeure pas moins que les algorithmes sont créés par des humains. Et sur ce point Olivier Babeau, de l’Institut Sapiens, n’a pas manqué de donner pour exemple ChatGPT, qui est, selon lui, influencé par des valeurs progressistes. « ChatGPT est woke intrinsèquement, car il a été conçu en Californie », a-t-il lancé. Les Européens doivent être moteurs dans cette course à la technologie. « On sait depuis Yalta que si on n’est pas à la table des négociations, c’est qu’on est au menu. Or l’Europe n’y est pas », a regretté l’économiste qui a appelé l’ensemble des professionnels à se réinventer pour mieux s’adapter à « la puissance de l’outil qui évolue à une vitesse immense ».

Jean-Philippe Gille a un peu tempéré : « L’Europe joue la carte de la régulation et on a vu, avec le RGPD, l’influence qu’elle a eu sur les États-Unis. En utilisant le droit pour s’imposer sur la scène internationale, l’Europe place les juristes dans une posture inédite de régulateur. L’interconnexion entre nos métiers sera d’autant plus fondamentale pour faire face ensemble à ces évolutions qui sont susceptibles d’impacter l’ensemble de notre écosystème. » La présidente du CNB, Julie Couturier, a concédé que sur certains principes de droit, les diverses professions du droit pourraient se mettre d’accord pour dialoguer. Elle a donné comme exemple l’Appel de Vienne, adopté en 2022 par les avocats européens, visant notamment au respect des droits fondamentaux dans la conception de ces outils numériques, et qui pourrait être également porté par d’autres professions juridiques.

Une aide extraordinaire
pour les métiers du droit

« Atténuer le risque d’extinction par l’IA devrait constituer une priorité aussi importante que de combattre les risques de grande échelle que sont les pandémies et la guerre nucléaire. » C’est l’un des tweets de 2023 de Sam Altman, PDG d’OpenAI, qui a lancé ChatGPT, évoquant une menace pour l’humanité s’il n’y a pas de pause dans cette accélération de l’évolution de la machine. Le président de l’Institut Sapiens voit plutôt dans le développement de l’IA générative « un monde miraculeux qui s’ouvre à nous » et, pour les métiers du droit plus particulièrement, « une aide extraordinaire pour remplacer des tâches et non des emplois ». Les professionnels devront rester complémentaires à la machine et avoir les compétences nécessaires pour éventuellement corriger les erreurs. « L’IA n’a pas encore le niveau d’un senior. Il a sans doute déjà celui d’un junior, a-t-il reconnu. Mais comment va évoluer cette société où on ne cherche que des seniors et pas de juniors ? »

Jean-Philippe Gille partage cet avis : « Le risque de paresse intellectuelle est réel et l’asservissement du juriste à l’algorithme est possible. Si le juriste veut survivre à cette évolution technologique, il va devoir élever son niveau de jeu. » Pierre Tarraade, lui, n’est pas inquiet. « Il y a cinq ans, la blockchain devait remplacer le notaire. En réalité, elle a été un nouveau moyen, une technique, pour faire notre métier. L’IA sera pareille », a-t-il rappelé en précisant que « rien ne peut remplacer la présence d’un officier public ministériel pour s’assurer de recevoir un consentement éclairé des personnes ».

La salle a tout de même interrogé la présidente du CNB pour savoir s’il y avait un projet de modificatif du RIN visant à imposer aux avocats de prévenir leurs clients qu’ils ont utilisé l’IA pour rédiger leurs travaux. Julie Couturier a répondu que le sujet était actuellement en débat et la position du CNB pas encore fixée. Alors que le représentant de l’AFJE a affirmé sans ambages que les clients l’exigeraient, le président de la Chambre des notaires de Paris s’est interrogé : « Mais demain, cette déclaration sera-t-elle toujours utile ? Quel client demande aujourd’hui à son avocat ou notaire de préciser s’il a travaillé sur un ordinateur ? »

 

(1) L’esprit artificiel, éditions de L’Observatoire, 186 pages, 19 €

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