Brexit et droit des sociétés
Le Brexit n’empêchera pas les investissements, ou les prises de participations, dans les sociétés d’États membres de l’Union européenne ou dans les sociétés du Royaume-Uni. Néanmoins, il pourrait, dans certaines situations, compliquer la liberté d’établissement, telle qu’elle a été dégagée par la jurisprudence de l’Union européenne, mais également certaines opérations de restructurations transfrontalières.
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La sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne ne sera pas sans conséquences sur les règles applicables à la constitution ou à l’établissement de sociétés, ainsi qu’aux réorganisations les concernant, soit que des sociétés d’un État membre de l’Union européenne veuillent s’établir au Royaume-Uni, soit, à l’inverse, que des sociétés britanniques désirent s’installer, sous une forme ou une autre, au sein d’un État membre de l’Union européenne (1).
Le droit de l’Union européenne a, en effet, grandement favorisé la liberté d’établissement et la mobilité des sociétés ressortissantes de l’Union, qui sont des agents économiques importants et les principaux protagonistes de la construction d’un marché économique européen. Les sociétés ressortissantes d’un État membre doivent pouvoir exercer librement leurs activités au sein des autres États membres de l’Union européenne et doivent pouvoir s’y établir sans que les droits nationaux créent des contraintes qui viendraient freiner cette liberté. Ainsi est-il posé comme principe par l’article 49 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) que « les restrictions à la liberté d’établissement des ressortissants d’un État membre dans le territoire d’un autre État membre sont interdites », principe que l’article 54 du même traité étend au bénéfice des « sociétés constituées en conformité de la législation d’un État membre et ayant leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement à l’intérieur de l’Union ».
La Cour de justice de l’Union européenne a développé les contours de ce principe dans plusieurs décisions. Dans l’arrêt « Centros » (2), la Cour de justice a consacré la possibilité, afin de bénéficier d’une législation moins contraignante, de constituer une société dans un État membre, alors pourtant que cette société exerçait l’intégralité de son activité dans un autre État membre. Autre application, dans l’arrêt « Uberseering » (3), la Cour de justice a imposé aux États membres de respecter pleinement la capacité juridique des sociétés constituées dans un autre État membre. Enfin, dans l’arrêt « Inspire Art » (4), la Cour de justice européenne s’est opposée à ce qu’une société constituée dans un État membre se voit imposer, pour la constitution d’une succursale dans un autre État membre, des formalités de publicité supplémentaires non prévues par la 11e directive n° 89/666/CEE du 21 décembre 1989 (5) et à ce que la constitution d’un établissement secondaire dans un autre État membre se voit appliquer des conditions de constitution prévues par sa législation nationale pour la constitution des sociétés.
Toutes ces décisions facilitent tant la constitution des sociétés que le libre exercice de leurs activités, sous quelque forme que ce soit, au sein des États membres de l’Union européenne.
La mise en œuvre du Brexit risque d’affecter cette mobilité et cette fluidité concernant le libre établissement des sociétés dans les relations entre les États membres de l’Union européenne et le Royaume-Uni. Mais les effets du Brexit ne se limiteraient pas à gêner le principe de libre établissement des sociétés, ils pourraient gripper ou rendre plus contraignantes certaines opérations de mutation ou de réorganisation transfrontalière, que ce soit pour les transferts de siège ou les fusions.
Il faut signaler, à cet égard, que l’accord de sortie qui a été négocié, s’il était adopté, ne devrait pas avoir d’incidence en droit des sociétés, puisqu’il ne comporte aucune précision à ce sujet. Que le Brexit se réalise avec ou sans accord, en l’état, les difficultés susceptibles d’être rencontrées par les sociétés en ce qui concerne leur libre établissement ou leur mobilité seraient identiques. Ainsi, outre le sort plus résiduel des personnes morales constituées sous forme de société européenne (6), c’est surtout au regard de la liberté d’établissement (I) et au regard des opérations de transferts transfrontaliers (II) que se pose la question des conséquences du Brexit en droit des sociétés.
I – Le Brexit et la liberté d’établissement
Le Brexit n’empêchera pas, bien entendu, les ressortissants d’États membres de l’Union européenne de constituer des sociétés au Royaume-Uni, ou les ressortissants britanniques de constituer des sociétés dans des États membres de l’Union européenne, selon les règles du droit national applicable. Mais c’est à propos de la pleine reconnaissance de la personnalité juridique d’une société constituée dans un autre État (A) et de la constitution d’une succursale ou d’un établissement secondaire (B) que le Brexit est susceptible de créer quelques difficultés.
A – La reconnaissance de la personnalité juridique d’une société constituée dans un autre État
Les conséquences du Brexit sur la reconnaissance de la personnalité juridique d’une société constituée dans un autre État ne devraient concerner que les relations entre le Royaume-Uni et les États membres qui reconnaissent le principe du siège réel. La prise en compte de la personnalité juridique d’une société constituée dans un État, par un autre État dans lequel elle exerce son activité, concerne sa capacité juridique et notamment sa capacité d’ester en justice. La prise en compte par le Royaume-Uni de la personnalité juridique de sociétés constituées et ayant leur siège statutaire dans un État membre de l’Union européenne, à raison des activités qu’elles exercent sur le territoire du Royaume-Uni, ne devrait pas poser de difficultés, et ce même s’il apparaissait que la société y a installé son administration centrale (donc son siège réel), dans la mesure où le Royaume-Uni applique la règle de l’incorporation, c’est-à-dire celle du siège statutaire (7). Symétriquement, la solution devrait en principe être similaire pour une société constituée au Royaume-Uni qui exercerait une activité en France, même si son siège réel était situé en France, le droit français faisant application de la règle du siège statutaire (8), de sorte qu’une société britannique se verrait reconnaître une pleine capacité juridique par le droit français lorsqu’elle exerce son activité sur le territoire français. Avec toutefois une différence notable qui vient sensiblement atténuer la solution de principe et qui pourrait créer une insécurité juridique pour les sociétés britanniques ayant leur siège réel en France : les tiers pourraient, sur le fondement des articles 1837 du Code civil et L. 210-3 du Code de commerce, demander à ce que soit écartée la règle du siège statutaire et se prévaloir de la localisation du siège réel situé sur le territoire français afin de neutraliser tout ou partie de la personnalité juridique de la société britannique, notamment en ce qui concerne sa capacité de jouissance et sa capacité d’ester en justice (9).
Dans les États membres de l’Union européenne qui appliquent pleinement le principe du siège réel, les difficultés et les risques liés à la reconnaissance de la personnalité juridique et de la capacité d’ester en justice d’une société immatriculée au Royaume-Uni seront bien plus importants, s’il s’avère que la société a établi son siège réel ou dispose de sa direction effective dans un de ces États membres. En effet, dans cette hypothèse, il ne fait guère de doute que la société britannique ne bénéficiera pas de la jurisprudence « Uberseering ».
Comme cela a été évoqué, la Cour de justice européenne a imposé, dans cet arrêt, à un État membre de reconnaître la personnalité juridique d’une société immatriculée dans un autre État membre, quand bien même elle aurait dans ce premier État son siège réel. En l’espèce, une société immatriculée dans un autre État avait transféré son siège réel, sans modifier son immatriculation, en Allemagne, pays qui applique le critère du siège réel. Les juridictions allemandes avaient dénié le droit à cette société d’ester en justice, estimant que cette société ne remplissait plus les conditions pour que sa capacité juridique soit reconnue en Allemagne. La Cour de justice européenne a condamné cette analyse et a énoncé que la capacité juridique d’une société doit s’apprécier par rapport au droit de l’État membre de constitution. Dès lors, un État membre appliquant le principe du siège réel doit donner plein effet à la personnalité juridique d’une société qui y aurait localisé son siège réel mais qui serait immatriculée dans un autre État (10). Les sociétés britanniques devraient perdre en principe le bénéfice de la protection issue de l’arrêt « Uberseering ». La société ne pourrait plus se prévaloir des effets attachés à la personnalité morale dans l’État dans lequel est située sa direction effective (10) ; le cas échéant, ses associés ne pourraient plus bénéficier de la limitation de leur responsabilité si la personnalité morale n’était pas reconnue dans cet État membre.
Ce point n’est pas la seule difficulté qui pourrait apparaître après la mise en œuvre du Brexit. La constitution d’une succursale ou d’un établissement secondaire serait susceptible de poser quelques problèmes.
B – La constitution d’une succursale ou d’un établissement secondaire
Dans ce cas également, le problème résultera principalement des hypothèses de dissociation entre siège réel et siège statutaire, lorsqu’une société constituée au Royaume-Uni disposera de sa direction effective et de son siège réel dans un État membre qui applique le critère du siège réel.
Dans les arrêts « Centros » et « Inspire Art », la Cour de justice européenne a en effet considéré qu’un État membre ne pouvait apporter d’entrave à l’immatriculation d’une succursale ou d’un établissement secondaire d’une société constituée dans un autre État membre au motif que toutes ses activités – en ce compris sa direction effective – étaient réalisées par cette succursale ou cet établissement secondaire. Par exemple, dans l’arrêt « Centros », une société anglaise n’exerçant aucune activité au Royaume-Uni avait créé au Danemark une succursale dans laquelle elle exerçait ses activités et notamment celle afférente à sa direction. Le Danemark avait refusé l’immatriculation de cette succursale, estimant qu’il ne pouvait s’agir d’un simple établissement secondaire. Se fondant sur les article 49 et 54 du TFUE (Traité CE, art. 52 et 58 anc.), la Cour de justice européenne, dans cet arrêt, a considéré qu’un État membre ne peut refuser l’immatriculation de la succursale d’une société valablement constituée selon la législation nationale d’un autre État membre dans lequel elle a son siège statutaire, sans pour autant y exercer aucune activité.
Dans le prolongement de cette solution, l’arrêt « Inspire Art » est venu préciser la liberté d’établissement d’une succursale. En l’espèce, une société avait été constituée au Royaume-Uni alors qu’elle exerçait toutes ses activités aux Pays-Bas, État dans lequel se trouvait aussi son siège réel. Les autorités néerlandaises ne s’opposaient pas à l’immatriculation de la succursale, mais il était en revanche imposé à cette succursale des formalités de publicité supplémentaires et des conditions particulières de constitution (pour les sociétés étrangères de pure forme) relatives au capital minimal et à la responsabilité des dirigeants. Là aussi, la Cour de justice européenne a considéré que l’immatriculation d’une succursale ou d’un établissement secondaire d’une société constituée dans un autre État membre (conformément à la législation nationale de cet autre État membre) ne pouvait être soumise à des formalités de publicité supplémentaires non prévues par l’article 2 de la 11e directive n° 89/666/CEE du 21 décembre 1989 précitée (12). De même ne peuvent être imposées, par un État membre, des conditions spécifiques à l’immatriculation d’une succursale d’une société constituée dans un autre État membre, même lorsque toute l’activité et la direction effective de la société sont exercées dans cette succursale. Ces conditions spécifiques sont considérées comme une entrave à la liberté d’établissement.
Le Brexit est susceptible de remettre en cause, en partie, cet acquis communautaire dans les relations avec le Royaume-Uni. En ce qui concerne les sociétés immatriculées dans un État membre (ex. : la France), les autorités britanniques continueront de leur appliquer la loi de leur État d’origine, quelles que soient les activités exercées au Royaume-Uni, dans la mesure où le droit britannique retient le critère du lieu d’immatriculation ou de l’incorporation. En revanche, dans la mesure où le principe de liberté d’établissement, tel qu’énoncé ci-dessus, ne s’appliquera plus, rien n’interdira aux autorités britanniques d’imposer, le cas échéant, des formalités ou des conditions particulières pour l’immatriculation de succursales de sociétés constituées dans un État membre (et notamment d’imposer d’autres formalités que celles prévues limitativement par les articles 37 et 38 de la directive n° 2017/1132/UE du 14 juin 2017) (13). À l’inverse et symétriquement, lorsqu’une société britannique voudra constituer une succursale ou un établissement au sein d’un État membre, cet État membre pourra lui imposer des formalités de publicité, des informations, des mentions ou des conditions supplémentaires par rapport à celles requises pour les sociétés étrangères situées dans un autre État membre (14). Ainsi, le droit français, qui soumet à immatriculation obligatoire les sociétés étrangères qui ouvrent une succursale ou un établissement en France, impose des formalités et la mention d’informations supplémentaires aux sociétés étrangères qui ne sont pas situées dans un État membre de l’Union Européenne (v. C. com., art. R. 123-53 à R. 123-59). Dès lors, en l’état des textes, après le Brexit, une société britannique qui constituera une succursale ou un établissement en France devrait se voir imposer ces formalités et mentions supplémentaires.
Mais surtout, les sociétés constituées au Royaume-Uni ne pourront plus bénéficier de la protection issue de la liberté d’établissement, telle que dégagée par la Cour de justice européenne, pour l’immatriculation de leurs établissements secondaires. Tout d’abord, une société britannique pourra se voir refuser l’immatriculation d’une succursale dans un État membre qui applique le critère du siège réel, dès lors qu’elle exercerait toutes ses activités et aurait sa direction effective, par l’intermédiaire de sa succursale, dans cet État membre. Ensuite, dans l’hypothèse d’une succursale déjà immatriculée, les autorités ou les juridictions d’un État membre appliquant le critère du siège réel pourraient également, selon leur loi nationale, traiter la société comme un groupement sans personnalité morale avec, le cas échéant, application d’une responsabilité indéfinie des associés. Ce risque existe aussi pour une société britannique qui, par l’intermédiaire de sa succursale, aurait sa direction effective, son siège réel, sur le territoire français : les tiers, sur le fondement des articles 1837 du Code civil et L. 210-3 du Code de commerce, pourraient se prévaloir du siège réel afin que cette société britannique soit pleinement soumise au droit français des sociétés ; avec, le cas échéant, la possibilité de lui appliquer le statut de société créée de fait, puisque la société, soumise à la loi française, n’aurait pas été constituée selon les règles et sous l’une des formes sociales prévues par le droit français (15). Toutefois, ce risque, s’il ne peut être écarté, doit être nuancé car, sauf fraude ou fictivité avérée, il est plus probable que les juridictions feraient seulement une application graduée et circonstanciée du droit français, en n’écartant pas complètement la personnalité juridique de la société britannique (16). Il n’en demeure pas moins que cette situation serait source d’insécurité juridique.
Les sociétés britanniques ne devraient donc plus bénéficier de l’interdiction de toute entrave à la constitution d’une succursale ou d’un établissement secondaire, en particulier dans des États membres, comme l’Allemagne ou la Belgique, qui appliquent le critère du siège réel. Mais les conséquences du Brexit ne vont pas se limiter à la reconnaissance de la personnalité juridique de sociétés constituées dans un autre État et à la création de succursales. Il produira également des effets dans les opérations de transfert transfrontalières.
II – Le Brexit et les opérations de transferts transfrontaliers
Le Brexit compliquera les opérations de réorganisation transfrontalières auxquelles participerait une société britannique. À cet égard, il faut envisager la question des transferts de siège (A) et les fusions transfrontalières (B).
A – Les transferts de sièges transfrontaliers
La Cour de justice européenne a, par sa jurisprudence, favorisé et libéralisé le transfert de siège social d’un État membre vers un autre État membre. Le transfert de siège transfrontalier pose notamment la question du changement de nationalité, mais aussi de la forme de la société qui s’établit dans un autre État. En effet, lorsqu’une société transfère son siège dans un autre État, elle sera soumise à la loi nationale de cet État et devra donc adopter l’une des formes sociales prévues par la législation nationale de cet État. Cette « transformation transfrontalière » liée au transfert à l’étranger du siège social est susceptible d’entraîner la dissolution et la liquidation de la société, en tant que personne morale, dans l’État d’origine. Cette conséquence est de nature à freiner, voire à empêcher les transferts de siège, raison pour laquelle la Cour de justice européenne a considérablement limité les effets négatifs d’un transfert de siège social dans un autre État membre. Tout d’abord, dans un arrêt « Cartesio » (17), il a été indiqué que l’État membre d’origine ne saurait entraver le transfert du siège social d’une société dans un autre État membre et empêcher une société de se transformer en une société relevant du droit de cet autre État membre, en imposant sa dissolution et sa liquidation, dès lors que le droit de l’État membre d’accueil autorise cette transformation transfrontalière et permet le maintien de la personnalité morale de cette société. De sorte que l’État membre d’origine ne peut imposer la dissolution et la liquidation d’une société qui transfère son siège social dans un autre État membre, lorsque l’État membre d’accueil admet le maintien ou la continuité de la personnalité morale de cette société (il y a lieu simplement à radiation de l’immatriculation de la société sous sa forme d’origine).
Ensuite, dans l’arrêt « Vale » (18), la Cour de justice européenne, améliorant ainsi la mobilité des sociétés et les transformations transfrontières, a jugé que la législation nationale de l’État membre d’accueil ne pouvait priver la société du maintien de la personnalité morale en cas de transfert du siège social dans cet État et de transformation transfrontalière. En effet, dès lors que l’État membre d’accueil prévoit le maintien de la personnalité morale pour les transformations de droit interne, cet État membre d’accueil doit également prévoir, pour les sociétés ressortissantes d’un autre État membre de l’Union européenne, le maintien de la personnalité morale de la société et la transformation transfrontalière résultant du transfert du siège social sur son territoire (19).
Enfin, dans l’arrêt « Polbud » (20), la Cour de justice européenne a admis qu’une société bénéficiait du maintien de la personnalité morale lorsqu’elle transfère son siège social dans un autre État membre sans toutefois déplacer son siège réel. Ainsi, une société peut procéder à une transformation transfrontalière avec maintien de la personnalité juridique, alors même qu’elle ne transférerait que son siège statutaire dans un autre État membre (dans lequel elle n’exercera aucune activité effective), à l’exclusion du siège réel qui demeurerait dans l’État membre d’origine (« quand bien même l’ensemble des activités économiques serait exercé dans l’État membre d’origine »).
Après le Brexit, toutes ces solutions dégagées par la jurisprudence européenne ne pourront plus s’appliquer, ni aux sociétés qui voudraient transférer leur siège social au Royaume-Uni, ni aux sociétés britanniques qui souhaiteraient transférer leur siège social dans un État membre de l’Union européenne tout en conservant le bénéfice de leur personnalité juridique initiale. Ainsi, une société britannique qui transférerait son siège social dans un État membre de l’Union européenne ne pourra pas bénéficier du maintien de la personnalité morale dans cet État d’accueil. De son côté, le Royaume-Uni pourra décider la dissolution et la liquidation de cette société britannique, du fait de la transformation transfrontalière résultant de l’établissement de son siège statutaire dans un État membre de l’Union européenne.
De manière symétrique, concernant les sociétés constituées dans un État membre qui souhaiteraient transférer leur siège social au Royaume-Uni, l’État membre d’origine pourra s’opposer à ce transfert avec maintien de la personnalité morale. Il pourra alors imposer la dissolution et la liquidation de la société qui change de nationalité. Tel sera le cas en droit français, qui prévoit que le transfert de siège social dans un autre État (autre qu’un État membre de l’Union européenne) emporte un changement de nationalité et implique la dissolution et la liquidation de cette société (21). Il n’y aura donc pas de maintien de la personnalité morale, ce qui compliquera grandement les transferts de siège social entre la France et le Royaume-Uni. Et même si un État membre autorisait le déplacement du siège social dans un autre État (non-membre de l’Union européenne), avec maintien de la personnalité morale, ce qui sera très rarement le cas, il n’est pas certain que le droit britannique accepte ce maintien de la personnalité juridique au profit de la société qui transfère son siège social au Royaume-Uni. Il apparaît donc que c’est en matière de transfert de siège social entre les pays de l’Union européenne et le Royaume-Uni que les conséquences du Brexit pourraient être les plus néfastes. Outre la question du transfert de siège, le Brexit emportera aussi des conséquences en matière de fusions transfrontalières.
B – Les fusions transfrontalières
Les fusions transfrontalières peuvent se révéler très difficiles en raison des différences de législation des États dans lesquels ces opérations se déroulent. Le droit de l’Union européenne a, dans ce domaine également, apporté des garanties pour permettre la réalisation de ces opérations sans frottement, au nom de la liberté d’établissement.
Tout d’abord, une directive n° 90/434/CEE du 23 juillet 1990 (22) assurant la neutralité fiscale des opérations de fusions transfrontalières (ainsi qu’aux opérations assimilées) ne sera plus applicable aux fusions impliquant des sociétés britanniques. Mais pour autant, les opérations de fusions entre une société française et une société britannique devraient continuer à bénéficier – en application des législations nationales des deux États – de la neutralité fiscale.
Ensuite, sur un plan juridique, la directive n° 2005/56/CE du 26 octobre 2005 (23) a encadré les fusions transfrontalières au sein de l’Union européenne afin de faciliter leur réalisation (cette directive concerne les sociétés par actions et les sociétés à responsabilité limitée et ne s’applique qu’aux fusions proprement dites). Cette directive a été transposée en droit français par la loi n° 2008-649 du 3 juillet 2008 (art. L. 236-25 et s. c. com.) (24). Elle a, depuis, été recodifiée et remplacée par la directive n° 2017/1132/UE du 14 juin 2017 (art. 118 à 134), qui en a repris le contenu. La directive « fusions transfrontalières » du 26 octobre 2005, recodifiée en 2017, a ainsi conçu un corps de règles communes à tous les pays de l’Union européenne que complètent les législations nationales. Cette harmonisation partielle rend plus aisée la réalisation des opérations de fusions transfrontalières au sein de l’espace économique européen. Que ce soit par exemple sur l’absence d’unanimité pour décider des fusions transfrontalières, la possibilité de prévoir une soulte dont le montant dépasse les limites du droit interne (10 % de la valeur nominale), la prise en compte de la dissolution sans liquidation et de la transmission universelle de patrimoine de la société absorbée, la protection des créanciers et des salariés, la directive prévoit un corpus de règles qui assurent un cadre commun et une sécurité à la réalisation de l’opération (25).
Il faut également signaler que le projet de directive du 25 avril 2018 relatif aux transformations, fusions et scissions transfrontalières, visant à instaurer un cadre harmonisé renforcé pour ces différents types d’opérations (26), ne pourra s’appliquer – lorsque cette directive sera adoptée et entrera en vigueur – aux opérations intéressant une société de droit britannique. En raison du Brexit, les fusions transfrontalières entre une société située dans l’Union européenne et une société constituée au Royaume-Uni ne pourront plus bénéficier de la directive n° 2017/1132/UE du 14 juin 2017 concernant les fusions transfrontalières (27) (et de la future directive issue du projet de directive du 25 avril 2018). Ce tronc commun de règles issu de la directive ne pourra plus s’appliquer à ces opérations qui impliquent une société britannique. Dès lors, les frottements et les difficultés liées aux différences des législations nationales risquent de compliquer ces opérations, d’autant qu’en dehors du régime des fusions transfrontalières, la législation interne du Royaume-Uni ne connaît pas le principe de transmission universelle de plein droit du patrimoine de la société absorbée. Cela ne signifie pas, toutefois, que ces opérations seront impossibles à réaliser. La pratique a démontré que des fusions transfrontalières – ou des opérations similaires – pouvaient être mises en œuvre en dehors du cadre juridique européen, notamment avec des sociétés britanniques (ainsi, l’absorption de la société Barclays Bank SA par sa société mère Barclays Bank PLC). En revanche, leur mise en œuvre s’avérera bien plus complexe, puisque l’opération devra être conforme aux conditions posées par les deux droits nationaux concernés, quand bien même les dispositions légales applicables dans les deux États seraient sensiblement différentes. En matière de droit des sociétés, le Brexit n’entraînera pas de paralysie ou de blocage insurmontable, mais il créera des difficultés pour la mobilité des sociétés entre les États membres de l’Union européenne et le Royaume-Uni.
Notes :
(1) V. pour une analyse détaillée, T. Mastrullo, Les effets du Brexit sur le droit d’établissement des sociétés, BJS 2017, p. 487.
(2) CJCE, 9 mars 1999, n° C-212/97, BJS 1999, n° 157, p. 705, note J.-P. Dom, D. 1999, jur., p. 550, note M. Menjucq, Rev. sociétés 1999, p. 386, note G. Parléani.
(3) CJCE, 5 nov. 2002, n° C-208/00, BJS 2003, p. 1296, note M. Luby, Rev. crit. DIP 2003, p. 508, note P. Lagarde, Rev. sociétés 2003, p. 315, note J.-P. Dom, JCP E 2003, n° 448, note M. Menjucq.
(4) CJCE, 30 sept. 2003, n° C-167/01, BJS 2003, p. 1296, note M. Menjucq, JCP G 2004, II, 10002, note M. Luby, D. 2004, p. 491, note E. Pataut, Rev. sociétés 2004, p. 135, note J.-P. Dom.
(5) Dir. Cons. n° 89/666/CE, 21 déc. 1989, JOCE 30 déc., n° L 395, recodifiée et remplacée par la directive n° 2017/1132/UE du 14 juin 2017, art. 29 à 42.
(6) V. sur cette question, C. Cathiard, Le devenir des personnes morales européennes au prisme du Brexit, BJS 2017, p. 492. Une société européenne constituée dans un État membre ne pourra plus bénéficier des règles favorables attachées à son statut lorsqu’elle voudra s’établir au Royaume-Uni. Et une société européenne immatriculée au Royaume-Uni ne pourra plus conserver ce statut et bénéficier des avantages qui en résultent.
(7) T. Mastrullo, Les effets du Brexit sur le droit d’établissement des sociétés, précité.
(8) M. Menjucq, Droit international et européen des sociétés, Montchrestien, coll. « Domat droit privé », 5e éd., 2018, nos 106-110. Le droit français applique à titre principal, selon la doctrine majoritaire, le critère du siège statutaire, mais il octroie une option aux tiers qui sont susceptibles d’invoquer à leur bénéfice le siège réel lorsque ce siège réel est situé en France ; v. aussi L. d’Avout, Siège social, fictivité, et fraude : hésitation autour du rattachement français des sociétés (à propos de Cass. crim., 25 juin 2014 et Cass. com., 21 oct. 2014), Rev. crit. DIP 2015, p. 541 et s. Le siège statutaire serait donc le critère de rattachement de principe, sous réserve de l’option ouverte aux tiers ainsi que de la fraude.
(9) C’est uniquement à la demande de tiers que pourrait être écartée la règle du siège statutaire. Les tiers pourraient donc invoquer la localisation du siège réel en France et ainsi écarter la prise en compte du siège statutaire situé au Royaume-Uni tant pour la lex societatis (la loi applicable à la constitution et au fonctionnement de la société) que pour la capacité de jouissance de la société britannique (concernant les droits octroyés par le droit français à cette personne juridique). Toutefois, il faut tempérer cette solution, car la société britannique pourrait demander à ce que soit reconnue sa capacité de jouissance et son droit à ester en justice en France, sur le fondement de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (notamment droit à un procès équitable et droit au respect des biens) : Cass. com., 8 juill. 2013, n° 00-21.591, BJS 2013, p. 1179, note M. Menjucq ; v. sur ce point, B. Audit et L. d’Avout, Traité de droit international privé, LGDJ, n° 2018, n° 1207.
(10) M. Menjucq, Droit international et européen des sociétés, précité, n° 144.
(11) Avec toutefois le tempérament du respect des droits et libertés fondamentaux garantis par la Convention européenne des droits de l’homme.
(12) Aujourd’hui Dir. PE et Cons. n° 2017/1132/UE, 14 juin 2017, art. 37 et 38, qui a recodifié et remplacé la directive n° 89/666/CEE du 21 décembre 1989.
(13) En ce sens, T. Mastrullo, Les effets du Brexit sur le droit d’établissement des sociétés, précité.
(14) Une société britannique pourrait se voir appliquer une législation nationale sur les sociétés étrangères de pure forme : exerçant toute son activité et ayant sa direction effective dans un État membre, elle pourrait se voir imposer des formalités et conditions supplémentaires pour l’immatriculation de sa succursale ou de son établissement secondaire dans cet État membre.
(15) Les tiers pourraient demander, si le siège réel est situé en France, à ce que la lex societatis (c’est-à-dire la loi applicable à la constitution et au fonctionnement de la société) soit la loi française, de sorte que n’étant pas immatriculée au registre du commerce et des sociétés en tant que société de droit français, selon l’une des formes sociales prévues à cet effet, elle pourrait être considérée comme un groupement sans personnalité morale et serait alors traitée comme une société créée de fait, avec, le cas échéant, une responsabilité indéfinie de ses associés.
(16) V. dans le sens de cette analyse, B. Audit et L. d’Avout, Traité de droit international privé, précité,n° 1209. On peut supposer, au regard des solutions jurisprudentielles, que c’est uniquement en cas de fictivité ou de fraude avérée qu’une solution aussi radicale serait susceptible de s’appliquer. Si la société de droit étranger (britannique) n’est pas fictive, mais qu’il y a seulement une vraie dissociation des sièges (statutaire et réel), cette société pourrait certes, à la demande des tiers, être soumise au droit français, sans toutefois que sa personnalité juridique soit remise en cause. Dans cette hypothèse, le droit français reconnaîtrait la personnalité juridique de la société britannique et les règles relatives à la forme sociale de droit français la plus proche lui seraient applicables. Il y aurait, dans ce cas, une application graduée et circonstanciée, distributive, des règles de droit français à la société britannique ayant son siège réel en France.
(17) CJCE, 16 déc. 2008, n° C-210/06, JCP G 2009, II, 10027, note M. Menjucq, Gaz. Pal. 24 mars 2018, p. 12, note T. Mastrullo, Rev. sociétés 2009, p. 147, note G. Parléani, Rev. crit. DIP 2009, p. 236, note J. Heymann.
(18) CJUE, 12 juill. 2012, n° C-378/10, BJS 2009, p. 593, note R. Dammann, JCP G 2012, 1089, note M. Menjucq, Rev. sociétés 2012, p. 645, note G. Parléani, JCP E 2012, 1547, note T. Mastrullo, Rev. crit. DIP 2013, p. 236, note J. Heymann.
(19) Dans ce cas, la transformation transfrontalière avec maintien de la personnalité juridique peut se faire aux mêmes conditions que celles d’une transformation de droit interne.
(20) CJUE, 25 oct. 2017, aff. C-106/16, BJS 2018, p. 19, note T. Mastrullo, JCP E 2018, 1014, note M. Menjucq, JCP E 2018, 1174, n° 1, obs. F. Deboissy et G. Wicker, Rev. sociétés 2018, p. 47, note G. Parléani.
(21) Sauf exception prévue par une convention internationale bilatérale.
(22) Dir. Cons. n° 90/434/CEE, 23 juill. 1990, JOCE 20 août, n° L 225, remplacée par la directive n° 2009/133/CE du 19 octobre 2009.
(23) Dir. PE et Cons. n° 2005/56/CE, 26 oct. 2005, JOUE 25 nov., n° L 310.
(24) V. sur la transposition de ces règles, H. Le Nabasque, Les fusions transfrontalières après la loi n° 2008-649 du 3 juillet 2008, Rev. sociétés 2008, p. 493 ; A. Guenguant, Fusions transfrontalières, JCP E 2008, 2000.
(25) V. pour le détail de ces règles, M. Menjucq, Droit international et européen des sociétés, précité, nos 359-378.
(26) Ce projet de directive vise à consacrer et à harmoniser le régime des transformations transfrontalières et à fournir un cadre harmonisé aux opérations de fusions et de scissions dans l’espace économique européen. Sur ce projet, v. Menjucq (dir.), Proposition modificative de la directive (UE) n° 2017/1132 : le droit des sociétés européen à l’heure de la mobilité transfrontalière et numérique, BJS 2018, n° 118s4, p. 449, comprenant notamment : M. Menjucq, Les transformations transfrontalières, n° 118s7, p. 450 ; T. Mastrullo, Les scissions transfrontalières, n° 118t0, p. 456 ; E. Schlumberger, Les fusions transfrontalières, n° 118t6, p. 463. V. aussi : M. Menjucq, Transformation transfrontalière : une évolution à l’horizon », Europe, Janv. 2019, étude 1 ; P.-H. Conac, Le retour du courage politique à Bruxelles : l’odyssée du « paquet droit des sociétés » de 2018, Rev. sociétés 2019, p. 7 ; G. Parléani, Les propositions concernant les transferts de sièges sociaux ou transformations transfrontalières, Rev. sociétés 2019, p. 9 ; M. Menjucq, Les scissions transfrontalières, Rev. sociétés 2019, p. 17 ; B. Lecourt, La réforme du régime des fusions transfrontalières, Rev. sociétés 2019, p. 24 ; N. Longobardo et C. Combeau, La proposition de directive du 25 avril 2018 : un texte attendu pour la mobilité transfrontalière des sociétés !, Revue OFIS, févr. 2019.
(27) La directive n° 2017/1132/UE du 14 juin 2017 recodifie et remplace la directive n° 2005/56/CE du 26 octobre 2005 sur les fusions transfrontalières (elle en reprend le contenu aux articles 118 à 134).