Clause attributive de compétence - Le bénéficiaire d’une stipulation pour autrui peut-il se prévaloir d’une clause attributive de juridiction stipulée au contrat, même s’il n’y est pas nommément désigné ?
Dans le cadre d’une opération de LBO et de la cession de l’intégralité du capital d’une société, un accord prévoit un mécanisme d’intéressement des cadres dirigeants, sous forme d’un accord de rétrocession d’une partie du prix de vente conclu entre les anciens actionnaires et le président du directoire de la société. L’accord fixe le mode de calcul de la rétrocession et renvoie au président du directoire, en concertation avec le comité des rémunérations, le soin de désigner les bénéficiaires et de déterminer la répartition entre eux du montant de la rétrocession ; il prévoit en outre que le droit applicable est le droit français et la juridiction compétente le tribunal de commerce de Paris.
La société ayant refusé d’appliquer cet accord, le président ainsi que les autres bénéficiaires ultérieurement désignés l’assignent devant le tribunal de commerce de Paris en exécution de l’accord. La société soulève une exception d’incompétence des juridictions françaises à l’égard des bénéficiaires non désignés dans l’accord de rétrocession. Le tribunal de commerce, dont la décision est confirmée en appel, rejette cette exception en s’appuyant sur l’arrêt rendu en matière d’assurance par la Cour de justice des Communautés européennes le 14 juillet 1983 (C-201/82 - Gerling Konzern Speziale Kreditversicherung AG e.a. / Amministrazione del Tesoro dello Stato, ECLI:EU:C:1983:217), dont il déduit que, de manière générale, le bénéficiaire d’une stipulation pour autrui peut se prévaloir de la clause attributive de juridiction stipulée au contrat, peu important qu’il n’y soit pas nommément désigné. La société forme un pourvoi, invoquant le principe d’interprétation stricte du consentement aux clauses attributives de juridiction et la violation des articles 4, 7 et 25 du règlement UE n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 (règlement Bruxelles I bis).
La première chambre civile rappelle que « 14. Sous l’empire de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, la CJCE a dit pour droit que l’article 17, premier alinéa, de cette convention, repris à l’article 25 précité du règlement Bruxelles I bis, devait être interprété en ce sens que, dans le cas d’un contrat d’assurance conclu entre un assureur et un preneur d’assurance, stipulé par ce dernier pour lui-même et en faveur de tiers par rapport au contrat et contenant une clause de prorogation de compétence se référant à des litiges susceptibles d’être soulevés par lesdits tiers, ces derniers, même s’ils n’ont pas expressément souscrit la clause de prorogation de compétence, peuvent s’en prévaloir, dès lors qu’il a été satisfait à la condition de forme écrite, prévue par l’article 17 de la convention, dans les rapports entre l’assureur et le preneur d’assurance, et que le consentement de l’assureur s’est manifesté clairement à cet égard ». Toutefois, la portée de cette solution est-elle générale ?
Afin de clarifier cette difficulté, la Cour renvoie à la Cour de justice les questions suivantes : « 1. L’article 25 du règlement (UE) n° 1215/2012 du PE et du Conseil du 12 décembre 2012 dit Bruxelles I bis, doit-il être interprété en ce sens que, lorsqu’un contrat comporte une stipulation pour autrui, l’invocabilité, par le tiers bénéficiaire de cette stipulation, de la clause attributive de juridiction insérée dans ce contrat, relève du droit applicable au contrat ou d’une règle matérielle tirée de cet article ? 2. Dans la seconde hypothèse, [cet article] doit-il être interprété en ce sens que lorsqu’une partie à un contrat souscrit un engagement à l’égard d’un tiers, la clause attributive de juridiction prévue par le contrat peut, quelle que soit la nature du contrat, être invoquée par le tiers contre les parties au contrat ? 3. [Cet article] doit-il être interprété en ce sens que la clause attributive de juridiction, insérée dans un contrat qui définit une catégorie de bénéficiaires des engagements souscrits par les parties et fixe la procédure de désignation de ces bénéficiaires, est invocable, contre des parties au contrat, par un tiers, qui n’est pas nommément désigné par ce contrat et qui revendique la qualité de bénéficiaire de la stipulation pour autrui ? 4. [Enfin], doit-il être interprété en ce sens que l’invocabilité d’une clause attributive de juridiction par le bénéficiaire d’une stipulation pour autrui est subordonnée à l’indication expresse, dans le contrat, que la stipulation pour autrui s’applique à la clause attributive de juridiction ? »
OBSERVATIONS. Dans la décision Gerling (CJCE, 14 juillet 1983, aff. C-201/82), la Cour de justice a jugé, en matière d’assurance, que le bénéficiaire du contrat pouvait invoquer la clause attributive de compétence, même s’il n’y était pas expressément désigné. La Cour de justice devra, à titre préjudiciel, juger si cette solution est transposable à tout tiers bénéficiaire d’une stipulation pour autrui au regard du Règlement Bruxelles I bis. P.P.
Réf. : Cass. 1re civ., 9 octobre 2024, n° 22-22015, FS-B.