Une manif' pour toutes
Entre 30 000 et 50 000 professionnels du droit ont battu le pavé parisien le 10 décembre. Reportage.
« Macron si tu savais, ta réforme »… « Macron t’es foutu, les marteaux sont dans la rue »… « Aux armes citoyens »… Avocats, notaires, greffiers des tribunaux de commerce, commissaires-priseurs judiciaires, huissiers de justice, administrateurs et mandataires judiciaires n’ont pas manqué d’imagination pour les chants qu’ils ont interprétés le long de leur manifestation commune qui s’est déroulée le 10 décembre dernier à Paris. Ils ont aussi su verser dans le classicisme avec le slogan « Macron démission ». En théorie, à les prendre au sens littéral des mots, il n’aurait donc peut-être pas été judicieux pour le ministre de l’Économie de pointer le bout de son nez au milieu de cette foule qui comptait entre 30 000 et 50 000 personnes selon d’un côté, la préfecture de police et de l’autre, les représentants de ces professions. Mais dans la réalité, les mots étaient plus forts que l’attitude pacifique de ces juristes qui connaissent par trop bien leurs droits pour se mettre hors la loi. Quoique… ils avaient intitulé cette journée « Justice morte ».
Les revendications
Loin d’être une manif’ pour qu’ils obtiennent le droit de se « marier » entre eux, l’objet de leur mécontentement était – et reste – le projet de loi sur la croissance et l’activité présenté quelques heures plus tôt en conseil des ministres. Ainsi, dans la ligne de mire figurent au premier rang « l’absence de concertation » mais aussi en vrac, l’ouverture de leur capital, la création d’un statut d’avocat en entreprise, un corridor tarifaire pour les officiers publics et ministériels, l’instauration de la postulation au niveau de la cour d’appel, ou encore la création d’une grande profession de l’exécution – souhaitée par les huissiers mais pas par les commissaires-priseurs judiciaires ni par les administrateurs et mandataires judiciaires. Précisons d’ores et déjà que les présidents de ces professions ont été reçus à l’issue de la manifestation par la Garde des Sceaux mais qu’« aucune solution » n’a été trouvée, a rapporté le Conseil national des barreaux. Cette déclaration sous-entend de la sorte que les avocats, notaires, greffiers des tribunaux de commerce, commissaires-priseurs judiciaires, huissiers de justice, administrateurs et mandataires judiciaires n’ont pas non plus obtenu le retrait du volet « professions juridiques réglementées » de ce projet de loi dit Macron afin qu’il soit intégré, après concertation et modifications, dans un texte porté par la Chancellerie.
Le défilé
Le rassemblement, « historique » dixit ses organisateurs, est donc parti de la place de la République à 13h30 pour arriver par vagues successives jusqu’à 17h place de l’Opéra après une traversée des Grands Boulevards. Sur le trajet, parisiens et touristes regardent et parfois prennent des photos souvenirs. Certains se parlent aussi tout seul à voix haute, tel cet ouvrier de chantier qui s’exclame que les professions du droit « ne sont pas les plus à plaindre ». D’autres râlent au volant de leur voiture dans les embouteillages.
Le cortège en lui-même est un mix constant des sept professions mené par les présidents et/ou vice-présidents (voir photo) du Conseil national des barreaux, du Conseil supérieur du notariat, du Conseil national des administrateurs judiciaires et des mandataires judiciaires, de la Chambre nationale des huissiers de justice, du Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce et de la Chambre nationale des commissaires-priseurs judiciaires. Entre les fumigènes, les mégaphones, les banderoles – qui parfois ne manquent pas d’humour –, les marteaux des commissaires-priseurs judiciaires, les sifflets et par moment, des averses de pluie, l’ambiance reste bon enfant…et l’objet de la colère bien présent dans les esprits.
Micros-trottoirs
Venu de Bretagne, Christian Oriot est commissaire-priseur judiciaire à Morlaix. Son regret ? « Nous n’avons même pas été consultés alors qu’on veut nous fusionner avec des professions avec lesquelles nous n’avons rien à voir. Pour être commissaire-priseur, il faut suivre une formation très longue en art et en droit. Nous avons l’impression que Bercy ne sait pas trop ce que nous faisons ». Et de préciser que ses confrères et lui-même « ne sont pas des nantis ». Pour lui, cette manifestation commune est « une bonne chose car cette loi Macron ne donnera pas plus de grain à moudre ».
Un peu plus loin dans le cortège, une collaboratrice de notaire accepte de se confier mais tient à garder l’anonymat car elle exerce dans une étude près de Rouen où il n’y a qu’un notaire et où elle est la seule salariée. Si elle manifeste c’est parce que si le projet de loi Macron était adopté par le Parlement, « il entrainera des conséquences importantes sur la manière de travailler et la destruction de beaucoup d’emplois, dont le [s]ien ».
Près de l’arrivée place de l’Opéra, nous rencontrons au hasard de la foule le dernier bâtonnier du barreau de Bernay, qui a disparu le 31 décembre 2010 en raison de la réforme de la carte judiciaire et qui vient « à peine de digérer » cette réforme. Aujourd’hui il a un cabinet à Bernay et un cabinet secondaire à Evreux. Vincent Mesnildrey « veu[t] bien qu’on réforme s’il y en a besoin mais il faut le faire dans la concertation ». Il est affirmatif : « si la postulation territoriale passe au niveau de la cour d’appel, nous serons en concurrence avec le barreau de Rouen et un tiers du contentieux sera trusté par des avocats parisiens ». Des avocats parisiens qui, pour une partie, ne se sentent pas concernés par les préoccupations de leurs confrères de province.
Clémentine Delzanno
Paru in Dr. & Patr. 2015, n° 243, p. 12 (Janv. 2015)