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« La profession de commissaire de justice est une OPA inamicale des huissiers de justice »

Par DROIT&PATRIMOINE

Le point sur le projet de loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques et en particulier ses dispositions intéressant les commissaires-priseurs judiciaires avec la présidente et le vice-président de la Chambre nationale des commissaires-priseurs judiciaires, Agnès Carlier et Alain Turpin.

Droit & patrimoine : Vous attendiez-vous à une réforme de votre profession par le projet de loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques ?

Agnès Carlier : Non, nous avons été d’autant plus surpris que comme nous avions été réformés en 2000 et 2011, la Chancellerie nous avait dit que nous n’étions pas concernés à priori par ce projet de loi sauf pour le droit de présentation. Finalement, dans ce projet de loi notre profession est la plus impactée, car l’article 20 prévoit la création d’une profession de commissaire de justice, en nous regroupant avec les huissiers.

D&P : Justement, que pensez-vous de l’article 20 de ce projet de loi qui prévoit la création d’une profession de commissaire de justice regroupant les professions d’huissier de justice et de commissaire-priseur judiciaire ?

A. C. : Cette « fusion » vise à la création d’une grande profession de l’exécution or nous n’avons rien de commun avec la profession d’huissier et le cœur de notre métier n’est pas l’exécution mais l’expertise et la vente aux enchères publiques. On peut se poser la question de savoir si l’article 20 n’est pas une OPA inamicale de la profession d’huissier de justice sur notre profession. Cette profession de commissaire de justice ne sera pas conforme aux règles européennes car il y a inégalité de traitement entre les opérateurs.
Est-il normal qu’un européen qui veut venir s’installer en France pour réaliser des ventes volontaires doive passer un examen professionnel lui permettant d’accéder à la profession de commissaire-priseur alors qu’un huissier continue à réaliser des ventes volontaires au sein de son office ?

Alain Turpin : C’est un grand rêve des huissiers d’absorber les commissaires-priseurs. Je suis un ancien huissier et en 1978, à Limoges j’ai eu une réunion présidée un huissier de justice à Clermont-Ferrand, par ailleurs membre de la Chambre nationale des huissiers de justice, qui a dit : « nous allons absorber les commissaires-priseurs », ces derniers faisant à l’époque du volontaire et du judiciaire. Quelqu’un dans la salle lui avait demandé ce qu’en pensaient les commissaires-priseurs et il avait répondu « on ne leur demande pas leur avis ». Aujourd’hui ce vieux rêve a trouvé un écho à Bercy.

D&P : Quel sera l’impact d’une fusion de ces deux professions pour le marché de l’art ?

A. C. : Quand il y a eu le vote de ce projet de loi sur la profession unique, il n’y a pas eu d’étude d’impact sur ses conséquences au niveau national. En 2000, la loi nous a obligé à externaliser nos activités concurrentielles dans des sociétés de ventes volontaires. Par conséquent, sur tout le territoire coexistent à la fois des sociétés de ventes volontaires et des offices ministériels bien que ce soit le même commissaire-priseur qui officie sous deux statuts différents. Et depuis 14 ans, nous nous sommes aperçus qu’un équilibre économique avait été trouvé avec une mutualisation des moyens entre les deux structures puisque nous avons tous des hôtels des ventes et des locaux avec des frais importants. Or si jamais cette idée de commissaire de justice perdure, ce qui semble être malheureusement le cas, le marché que nous avions à 400 commissaires-priseurs va être dilué à 4 000 professionnels puisqu’il y a 3 500 huissiers de justice. Mathématiquement, il y aura donc une diminution de l’activité des commissaires-priseurs judiciaires ce qui affaiblira les sociétés de ventes volontaires. À terme, cela entraînera une disparition du maillage territorial tel qu’il existe actuellement en France et du marché de l’art à la française. Par ailleurs, s’il y a une mise à mal de l’économie des structures, il est évident qu’à terme il n’y aura plus que des grosses sociétés sur le marché hexagonal, des disparitions d’emploi seront également à craindre.


« Le gouvernement change la donne mais sans indemniser »


D&P : Inversement, quel serait l’apport pour les clients d’être en relation avec ce « commissaire de justice » ?

A. C. : Aucun car cela ne redonnera pas du pouvoir d’achat. Par exemple, pour les frais acheteurs dans les ventes judiciaires le tarif légal est de 14,40 euros TTC tandis que dans les ventes volontaires, les frais, qui ne sont plus encadrés légalement, vont de 20 % à 30 %. Où est le gain ? Nous sommes l’exemple illustrant que l’argument consistant à dire que la concurrence fait baisser les prix est faux. En outre, nous nous sommes aperçus qu’il y avait une concentration du marché sur le volontaire car au final, le monopole légal a été substitué par un monopole de fait où 57 % du marché est trusté par les dix plus importantes sociétés de vente en France. Je ne suis pas sure que cette situation monopolistique soit favorable au consommateur.

D&P : Que pensez-vous de la liberté d’installation prévue par le projet de loi Macron ?

A. C. : C’est une suppression du droit de présentation déguisée ! Le gouvernement change la donne mais sans indemniser.

A. T. : La libre installation ne jouera que dans les grandes métropoles et ce n’est pas dans les régions de province qu’il y aura des demandes d’installation, sauf quelques illuminés fortunés qui voudront s’installer dans leur région natale. Les impacts seront donc dans les grandes villes, sauf à Paris où il y a déjà trop de commissaires-priseurs. Le risque, conjugué avec le reste, est qu’il y ait des grands pôles judiciaires qui monopolisent le marché pour les affaires importantes. Il restera alors pour les commissaires-priseurs judiciaires de province le droit de vendre les boucheries, les kebabs, les plomberies, etc. Très vite nous allons être paupérisés et les confrères vont quitter la province car ils ne pourront plus gagner leur vie. Ce qui entrainera une disparition du maillage territorial.

A. C. : Le grand axe de cette réforme consistant à vouloir faire accéder les jeunes aux professions est raté car le jeune qui s’installe devra au bout de six ans de dur labeur indemniser ses confrères voisins s’il leur a créé un préjudice. Or ce dernier est prévisible car le marché n’est pas extensible. Cela signifie que l’indemnisation qui aurait dû être une indemnisation d’État, comme cela a été le cas pour nous en 2000 et pour les avoués en 2011, va retomber sur les jeunes qui vont s’installer. Comment dans ces conditions les jeunes peuvent-ils être motivés ? Au lieu d’acheter leur fonds de commerce, ils devront acheter leur travail.

D&P : Qu’en disent les étudiants qui sont actuellement en formation pour devenir commissaire-priseur judiciaire ?

A. T. : Aujourd’hui nous avons beaucoup de jeunes qui passent l’examen mais qui n’ont pas du tout envie de s’installer. Ils aspirent à être salariés.

D&P : L’instauration d’une limite d’âge à 70 ans est-elle nécessaire ?

A. C. : Je ne vois pas pourquoi on nous impose une limite d’âge. Quand on est un professionnel libéral, on est libre de travailler ou pas. Si nous voulons mourir le marteau à la main, pourquoi ne pourrions-nous pas le faire ?

D&P : Le projet de loi Activité prévoit également la création de sociétés ayant pour objet l’exercice en commun de plusieurs des professions d’avocat, d’avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, de commissaire-priseur judiciaire, d’huissier de justice, de notaire, d’administrateur judiciaire, de mandataire judiciaire et d’expert-comptable. Quel est votre avis ?

A. C. : On ne fait bien que la profession qu’on connaît bien. Ce seront des sociétés capitalistiques et le danger, à terme, est qu’il y ait des gros pôles financiers. Les professionnels seront pieds et poings liés par les actionnaires. La logique deviendra alors financière et nous ne serons plus du tout dans la logique du droit continental.

Propos recueillis par Clémentine Delzanno



Paru in Dr. & Patr. 2015, n° 245, p. 10 (mars 2015)

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