« La consultation juridique est en train d’échapper aux avocats »
Droit & patrimoine : Vous êtes le troisième président de la Commission Exercice du droit depuis sa création, et vous vous apprêtez aujourd’hui à passer le flambeau. Quel bilan dressez-vous de votre mandature ?
Patrick Barret : C’est en effet une commission qui a été créée assez récemment au Conseil national des barreaux, et qui a eu successivement comme président le bâtonnier Didier Fournis, qui a posé les bases, et le bâtonnier Jean-Michel Casanova qui, lui, a élaboré le « vade-mecum de l’exercice du droit », véritable bible à destination des bâtonniers. Sous ma présidence, la commission a poursuivi leur travail tout en menant une réflexion plus générale sur l’exercice du droit et ses modalités, car l’activité de la commission ne se limite pas au seul suivi des dossiers de braconniers du droit.
D&P : Quels ont été les principaux chantiers de la commission sous votre présidence ?
> Nous avons tout d’abord dressé le constat un peu inquiétant que la consultation juridique est en train d’échapper aux avocats. L’exercice du droit est en effet très ouvert, puisqu’à côté des professionnels du droit (avocats, notaires,...), des professionnels réglementés (agents d’assurance, experts-comptables...) ou agréés sont autorisés à délivrer des consultations juridiques, à condition qu’elles soient délivrées accessoirement dans le cadre d’une activité principale non juridique. L’émergence des nouvelles technologies a favorisé l’arrivée de nouveaux acteurs sur ce « marché » de la consultation juridique. De surcroît, l’information à caractère documentaire peut être délivrée librement et il n’existe pas de définition de la consultation juridique. Il faut reconnaître que la frontière est parfois ténue entre les deux, ce que certains sites essayent d’exploiter...
De plus, nous déplorions parfois l’indifférence des parquets dans la lutte contre les braconniers, mais elle est compréhensible dans la mesure où l’exercice illégal du droit était moins réprimé que l’exercice illégal de la plupart des autres professions. La commission a donc travaillé à une modification des sanctions pour que celles-ci soient placées à un niveau identique à celles des autres professions réglementées. Nous espérons que cette aggravation des sanctions inscrites dans la loi incitera les parquets aux poursuites...
La commission a également obtenu plusieurs décisions majeures contre des sociétés d’optimisation de coûts, dites « cost killers ». Ces sociétés obtiennent de l’ISQ, qui est l’organisme de qualification des entreprises de prestations de services intellectuels, des agréments à l’exercice du droit en soutenant que leur cœur de métier est l’audit technique. Or, la Cour de cassation et plusieurs cours d’appel ont réaffirmé que cette activité d’optimisation relevait de la consultation juridique et était réservée aux professionnels pouvant exercer le droit à titre principal, et non accessoire. Les confrères qui continuent à travailler pour ces sociétés sont donc des sous-traitants, or cela n’est pas compatible avec nos règles professionnelles et nos principes essentiels. La commission a alors commencé une réflexion sur la sous-traitance en présentant un rapport sur ce sujet.
D&P : Que pensez-vous de la loi Alur, et notamment du droit pour les experts-comptables de rédiger des actes dans le cadre de cessions de parts sociales des SCI ?
> Nous avons fait un bilan de cette loi, qui nous a fait bondir car il s’agit d’une monstruosité juridique qui s’oppose aux dispositions réservant l’exercice du droit à titre principal aux professionnels du droit, dont les avocats. Au fil des années, les experts-comptables se sont décomplexés et revendiquent aujourd’hui le « full-service » et l’exercice du droit à titre principal. Dans ce cas, il faudrait également autoriser l’exercice de la comptabilité aux avocats ! À plusieurs reprises, la commission a interpellé les instances représentatives des experts-comptables pour mettre un frein aux dérives de certains cabinets.
D&P : Vos travaux ont également porté sur les sites de tiers...
> Nous avons effectivement publié un rapport sur le sujet. La question était de savoir si un avocat pouvait participer à un site de tiers sans enfreindre les règles professionnelles et les principes essentiels auxquels nous sommes très attachés. Cela touche en effet à des questions comme la sous-traitance, le partage d’honoraires, la distorsion de concurrence,... Sans parler du fait que certains de ces sites sont les bras de levier de cabinets d’avocats, où très peu de confrères peuvent s’inscrire. Par ailleurs, comme on ne peut pas identifier sur un site de tiers la personne à qui l’on délivre une consultation juridique, il existe un risque réel pour l’avocat inscrit sur l’un de ces sites d’être instrumentalisé et de se voir placé en situation de conflit d’intérêt par un adversaire dans une autre procédure.
La position de la profession sur le sujet était un peu ambigüe. Un avis déontologique avait bien été émis en 2008, mais il n’était pas suffisamment précis car le phénomène n’était pas aussi important qu’aujourd’hui. Comme on ne peut interdire aux confrères qui le souhaitent de participer à ces sites, une charte est donc en cours d’élaboration. Elle imposera aux avocats certaines conditions, notamment de ne pas participer à un site qui n’est pas ouvert à l’ensemble des confrères, et de signer un contrat préalable avec le site auquel il se propose de participer qui sera soumis au bâtonnier. Ainsi, nos confrères auront conscience des règles qu’ils risquent d’enfreindre en participant à ces sites.
D&P : Quel est votre avis sur les sites de saisine de juridictions en ligne comme Demanderjustice.com ?
> Le procédé de saisine en ligne des juridictions est tout à fait original. Mais la question que se pose la commission est de savoir si cela est régulier ou non... Les dispositions de la loi sur l’économie numérique prohibent le commerce électronique pour les activités d’assistance et de représentation en justice. Or, Demanderjustice.com offre une prestation de service d’assistance, puisqu’il s’agit d’aider l’internaute à saisir la juridiction. Du point de vue de la commission, l’activité de ce site est donc irrégulière. Par ailleurs, le procédé de signature électronique est loin d’être validé. Mais l’activité déployée par Demanderjustice.com pose bien d’autres questions encore sur lesquelles la juridiction sera amenée à se prononcer, puisqu’elle a été saisie à l’initiative du CNB.
D&P : Pensez-vous que les avocats devraient s’emparer de ce marché et se positionner différemment sur la toile, en créant par exemple leur propre site ?
> La profession ne peut ignorer le phénomène Internet. Nous avons donc lancé récemment une étude pour que le CNB se dote de son propre site de consultations juridiques par téléphone et Internet, qui pourrait peut-être évoluer vers d’autres services. Le projet est actuellement à l’étude et nous avons lancé un appel d’offre. Nous espérons pouvoir offrir un tel site à la profession, d’autant plus que cela répond à un besoin exprimé par les internautes qui souhaiteraient, en matière de consultation juridique par internet, pouvoir s’adresser à un site qui aurait l’onction de la profession d’avocat.
D&P : Le projet de loi Macron présenté le mois dernier précise le caractère accessoire de la prestation juridique par les experts-comptables. En êtes-vous satisfait ?
> C’était bien le minimum, ne serait-ce que pour respecter les dispositions de la loi de 1971. Il n’en demeure pas moins que certains experts-comptables ont une conception très large de la notion d’accessoire. La commission dénonce régulièrement des interventions tendancieuses des experts-comptables auprès des ordres régionaux, mais sans que la profession d’avocat soit véritablement entendue. Ils profitent de la position de la Cour de cassation qui n’a pas voulu établir une nomenclature des actes juridiques dont la pratique serait autorisée aux experts-comptables, et qui considère que les violations doivent être appréciées in concreto. En d’autres termes, il faudrait engager un procès à chaque violation constatée. Par ailleurs, les experts-comptables qui, parfois, affichent au sein de leur cabinet un « département juridique » semblent oublier que l’exercice du droit à titre accessoire est réservée au professionnel réglementé qu’est l’expert-comptable, et à lui seul.
Propos recueillis par Chloé Enkaoua, journaliste
Paru in Dr. & Patr. 2015, n° 243, p. 10 (janv. 2015)